L'esprit
critique (I). |
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La
supposée liaison de Claude Debussy et de Camille
Claudel. (Pour 2018, je publie ce que j'en pense) |
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Comment peut-on attribuer sans preuve réelle une liaison à un grand compositeur, être cru, et être publié dans le Figaro ? | |||
Pour ce petit T.D., nous nous baserons sur deux
articles du numéro Hors-série du Figaro de mars
2008, consacré à Camille Claudel. |
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Pour être crue, une hypothèse
a besoin de se nourir. Donnez-lui des faits et elle convaincra.
Donnez-lui un mystère à résoudre et
elle fascinera. Pour Debussy, le mystère réside
en une lettre adressée à son ami Robert Godet .
Cette lettre évoque assurément une peine de coeur
: "au moment où
tombaient de ces lèvres ces mots si durs, j'entendais en moi
ce qu'elles m'avaient dit de si uniquement adorable ! et les notes
fausses (réelles hélas!) venant heurter
celles qui chantaient en moi, me déchiraient, sans que je
pusse, presque comprendre."
(texte intégral ici)Robert Godet sera le seul à évoquer le lien entre le compositeur et la scupltrice, alors la maîtresse de Rodin. Il écrit en 1926 : "Elle lui prêta une
curiosité de plus en plus
éveillée[...] elle finit par l'écouter
avec un recueillement qui n'avait rien d'une résignation. Et
le temps vint où on l'entendit, quand le pianiste quittait
son piano les mains glacées, lui dire en le conduisant vers
la cheminée: "Sans commentaire, Monsieur Debussy"."
Dans son article intitulé La musique intérieure,
Patrick de Bayser rappelle tout ceci et propose une rencontre
qui aurait pu avoir lieu, d'après lui, chez Henri Lerolle
(peintre, ami et beau-frère de Chausson) ou chez Robert
Godet, qui possédait deux oeuvres de Camille Claudel, ou
encore chez Mallarmé, que connurent Debussy et Paul Claudel,
le frère de Camille.. Il imagine que Camille "est attirée par un
artiste dont la sensibilité est proche de la sienne"
, mais qu'elle choisit de rester avec Rodin , qu'elle "lui sacrifie cet amour naissant",
ce qui cause le désespoir de Debussy et la lettre
citée plus haut.Tout ceci était connu des biographes de Debussy, tout comme la possession par Debussy d'une oeuvre de Camille, La valse. Pourtant François Lesure affirme : "Tout ce qui a écrit
sur une liaison entre eux relève de la conjecture"(2003).
Il juge cela comme une légende qui "n'est basée que sur
l'unique témoignage de Robert de Godet, qui n'a rien
écrit de tel. Il n'existe pas la moindre preuve que la
lettre adressée le 13 février 1891 par Debussy
à Godet et relatant la fin d'une aventure sentimentale,
fasse allusion à C.Claudel [...]"(Claude Debussy. Biographie
critique p1557-458)
Jean-Michel Nectoux, dans Harmonie en
bleu et or. Debussy, la musique et les arts (2005), ne croit pas plus à
cette hypothèse.Ces doutes semblent confirmés par le fait que Debussy ne fut proche d'Henri Lerolle qu'après la date de la lettre à Godet. La proximité de Debussy avec Mallarmé ne semble-t-elle pas aussi un peu tardive (automne 90 si on suppose que c'est A.F. Hérold qui le présente au poète) pour laisser à ces deux visiteurs très occasionnels des mardis que furent Debussy et Camille Claudel le temps de s'y rencontrer ?... Pour relancer une hypothèse en perte de vitesse, rien de tel qu'un bon argument. Patrick de Bayser nous le propose en affirmant que, le 15 juillet 1889, Debussy et Camille Claudel vont à l'Exposition universelle ensemble écouter les musique de Java. Ce fait, déjà mentionné par Michel Nectoux, sans sources, l'est à nouveau et de nouveau, sans source. On aimerait pourtant en savoir plus. Étaient-ils seuls ou s'agit-il d'une des visites que Debussy fit avec R. Godet, P. Dukas ou R. Bonheur ? Quels sont les termes employés dans ce qui fonde le propos de Patrick de Bayser ? Suspens. |
La musique intérieure, Patrick de Bayser, p34. | ||
Le deuxième article
traitant du lien entre Debussy et Camille Claudel est dû
à Jean-Pierre Armengaud. Il n'apporte pas d'argument
historique par rapport à ce qui
précède. Il se contente de citer un
passage un peu plus long de la lettre à Robert Godet en
supposant que la personne évoquée est sans
conteste Camille Claudel. Jean-Pierre Armengaud va jusqu'à penser que cet écrit est comparabale au Testament d'Heiligenstadt de Beethoven (ce à quoi, après réflexion, j'acquiesce..., c'est d'ailleurs dans le beau livre de Jean Baraqué) Le reste du texte évoque les similitudes des oeuvres des deux créateurs, concluant : "Peut-on redire, en
schématisant, que dans sa vie, Camille a choisi Rodin, mais
que toute sa sculpture aspire à l'esthétique
debussyste ?"
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Le silence de la mer, Jean-Pierre Armengaud, p85. | ||
Comment contredire une hypothèse qui, sans preuve réelle, affirme l'existence d'une liaison entre un grand compositeur et une sculptrice exeptionnelle ? Le Contradicteur devra faire valoir que - l'analyse esthétique, sans préjuger de sa valeur, n'apporte rien à l'hypothèse initiale, - que l'existence d'une promenade en commun à l'Exposition universelle de 1889 n'est pas encore bien documentée, - que, même si elle était véridique, elle ne prouve ni lien fort, ni rupture, - que la personne évoquée dans lettre à Robert Godet pourrait être, dans tous les cas, tierce. - que Robert Godet étant le destinataire de la lettre-confidence, il eût pu, sur le retard avoir peur que sa publication ne trahisse son ami... et vouloir lancer une fausse piste à la curiosité de ses contemporains ! Pour ceux que cela intéresse, voici des extraits de l'introduction de Claude Debussy lettres à deux amis (Corti, 1942) |