Misia Godebska : index Ravel : Le Coeur de l'horloge


Chapeau
bibliographie Sur le film : Coco Chanel & Igor Stravinski

Pour : De magnifiques images, habillées élégamment par la musique de Stavinski (ou vice-versa).
Contre : un scénario vide, vide, vide. Moi, cela m'a gêné mais bon, Stravinski disait que la musique n'exprime rien, alors...

Inexactitudes

1) Misia ne connaissait pas Chanel en 1913, à l'époque de la création du Sacre.
C'est en 1916 qu'elles se rencontrent chez Cécile Sorel. Misia, qui aide Diaghilev depuis cinq ans, ne peut donc pas accueillir Chanel le soir de la première du Sacre.
La réalité est plus prosaïque : Coco fut invité par une danseuse nommée Caryathis, pour ménager la susceptibilité d'un de deux amants de celle-ci.        
          "[...] au galeries, Gabrielle encore prisonnière du demi-monde passait inaperçue."


2) Misia ne pouvait pas déconseiller à Chanel de se lancer dans les parfums.
Au contraire, c'est elle qui avait poussé la modiste dans l'aventure en lui offrant le "Secret des Médicis". Outre l'apport de l'idée et de la recette achetée  6 000 à Lucien Daudet, Misia prétend même avoir pu influer sur la présentation de cette "Eau Chanel".
Edmonde Charles-Roux,
L'Irrégulière, Grasset.
    "Nous étudiâmes un flaconnage sobre, ultra-simple, presque pharmaceutique, mais dans le goût Chanel et revêtu de l'élégance qu'elle conférait à toutes choses."

Misia affirme avoir dit ensuite à son amie:
        "Pourquoi ne ferais-tu pas, franchement, des parfums Chanel"

Misia se vante-t-elle? Veut-elle exagérer son importance ? Dans le film, le scénariste s'accomode de la légende dorée que l'entreprise Chanel, après elle, voulut faire valoir. 
(Gold et Fizdale, La Vie de Misia, Gallimard.Contenant le chapitre sur Chanel, que Misia voulait intégrer à ses mémoires, mais Chanel s'y opposa catégoriquement...)
Pourtant, avant même que le chapitre de Misia concernant Chanel n'ait été exhumé par Gold et Fizdale, Edmonde Charles-Roux écrivait :
        "Le principal rôle fut, bien entendu, assigné à Gabrielle par ceux dont c'était et c'est encore l'intérêt d'accréditer une légende. Rien ne favorise autant la vente d'un parfum. Il suffit d'un conte de fées, ou président à la naissance du mystérieux liquide une belle magicienne et un alchimiste penché sur ses alambics, pour que tout soit possible".

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Invraissemblances

3) La compréhension de Chanel devant le Sacre du printemps.
      "Que savait-elle du Châtelet, et des créations qui s'y succédaient? En 1910, L'Oiseau de feu, en 1911, Petrouchka. Et Nijinski dans Le Spectre de la rose? Le monde du ballet lui fut aussi étranger que Montmartre." (E. C.-R.)

4) Le symbole déforme la réalité.
- Pour le scénariste, Chanel est la "femme moderne"... c'est donc elle qui fait le premier pas. Pourtant, elle confia à Paul Morand:

       " Stravinsky me fit la cour. - Vous êtes marié, Igor, lui disais-je; quand Catherine, votre femme, saura...  Et lui très Russe : - Elle sait que je vous aime. À qui donc, sinon à elle, pourrais-je confier une chose si grande ?" Paul Morand, L'Allure Chanel, Gallimard.
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Misia effacée...
La glorification publicitaire de Chanel a progressivement effacé le rôle de Misia auprès de Chanel durant un siècle.

Rappelons tout de même :

- Qu'en 1916, Chanel est loin d'avoir accédé à la gloire puisqu'en 1921, Paul Morand se rappelle qu'elle "n'avait pas encore conquis Paris. "
La scène initiale du film nous montre Chanel cisaillant son corset, mais la mode ne l'avait pas attendue pour cela puisque c'est Paul Poiret qui arriva à débarrasser les robes de haute couture de cette gaine en 1906.

- Misia rencontre donc Chanel en 1916 et nous raconte son "coup de foudre" pour elle, les efforts qu'elle développe pour l'introduire dans les milieux huppés. Ceci semble vraisemblable puisque c'est par l'intermédiaire de deux proches de Misia (Morand et Cocteau) qu'on apprend que Chanel prend de l'importance :
Paul Morand, Journal d'un attaché d'ambassade.
       "dîner inouï, avant-hier, chez Cécile Sorel. Il y avait les Berthelot, Sert, Misia, Coco Chanel qui, décidément, devient un personnage"
Morand confirma l'intervention de Misa :
        "Rien n'indiquait encore son autorité, sa violence, sa tyrannie agressive, // Seule Misia, avec son flair de revendeuse, avait senti monter Chanel, avait deviné son sérieux dans le frivole, le précis de son tour d'esprit et de main, l'absolu d'un tempérament"
Une chose que Morand ignorait est que Misia avait une raison de compatir avec Chanel lorsqu'elle perdit son riche et séduisant protecteur Boy Capel... (mais ça je vous en parlerait plus tard).
- Après la mort de Capel, Misia affirme avoir tout fait pour faire entrer Coco (une "irrégulière", considérée comme un "fournisseur" et non comme une artiste) dans les salons. Elle l'emmène à Venise avec Sert et lui fait rencontrer l'impresario des ballets russes. Chapitre censuré par Chanel des mémoires de Misia, cité dans G. & F. 
 "C'est Misia qui avait présenté Diaghilev à Coco Chanel à Venise" Richard Buckle, Diaghilev.
Ceci semble attester la volonté de Misia d'aider Chanel.
La suite ne le démentira pas, car Misia était le bras droit de Diaghilev et pouvait en éloigner qui elle voulait. Chanel fera les costumes du Train bleu. et d'Apollon musagète. À la mort de Diaghilev, à Venise, les deux femmes seront encore à ses côtés.
L'influence de Misia sur Chanel se lit entre les lignes de ce que la couturière confia à Paul Morand.
En apparence, Chanel trace de Misia un portrait au vitriol. À tel point que Morand se croit obligé de tempérer les propos de Chanel en rappelant  dans la préface :
       "sa souffrance, son goût de faire du mal, son besoin de châtier, sa fierté, sa rigeur, ses sarcasmes, sa rage destructrice  [...] son génie invectif, saccageur", "le sommaire de ses aphorismes tombés d'un coeur de silex, débités par le torrent d'une bouche d'Euménide, sa façon de donner et de se reprendre, d'offrir des cadeaux comme des gifles", "ses narines élargies par une permanente colère"
...
Pourtant, malgré ces "répliques, happant et croquant du même bec", ces "condamnations sans appel", Chanel avoua
       "Je n'ai eu qu'elle [Misia] comme amie"...

Mais cette amitié ne fait pas partie du tableau. 

Outre la mise en relation de Chanel avec les artistes de son temps (le groupe des six, les ballets russes, Cocteau, Radiguet, Cendrars puis, plus tard Reverdy), semble avoir eu pouvoir de s'immiscer dans les affaires de la rue Cambon.
- En effet, des papiers trouvés dans les archives de la SACD m'ont appris que c'est la femme d'un écrivain ami de Thadée Natanson qui dirigea la boutique des parfums en 1925. Justement un écrivain dont la fille dit avoir été beaucoup gâtée par Misia et dont plusieurs oeuvres sont des reflets littéraires de Misia... 
- Un an plus tard, Misia arrive à décider Chanel à utiliser les services du mari de sa nièce Mimi Godebska, Aimery Blacque-Belair, alors sans emploi. Aimery devint fournisseur exclusif de Chanel, jusqu'à ce que sa gestion des Tricots Chanel fût jugée inadéquate.
- Mimi elle-même était devenue modèle chez Chanel, dès 1920.
On voit donc que Chanel ne semble rien refuser à Misia.
Si l'on ajoute la possibilité, mentionnée plus haut, que Misia ait été à l'origine des parfums Chanel...
... il me reste encore à ajouter un mot de Misia, peut-être à double-fond :

           "Je ne cite, ici, que l'histoire la plus retentissante de l'un des miracles accomplis par Coco [les parfums]. Mais, prenez les bijoux de mode... Où naquirent-ils?..."

Et bien, les papiers trouvés à la SACD nous apprennent que Misia mettait aussi la main à la pâte, rue Cambon, en réalisant non seulement de petits arbres en verre et des colliers...

Moi, cela ne m'étonnerait pas du tout que Misia, qui eut toujours une prescience étonnante quant à la nouveauté en Art, n'ait pas menti lorsqu'elle dit avoir deviné, aimé et aidé Chanel.
Chanel, d'ailleurs, confie (à sa manière)  à Morand, deux idées qui vont dans ce sens :
     "Misia est le goût même, si avoir du goût, c'est dire non."
     "Pour elle-même, qu'elle déteste, pour l'homme qu'elle sert, sa science tactique, sa stratégie publicitaire sont toujours en éveil. "


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En fin de compte : je reste ébloui par les images et une bonne partie de la B.O. de ce film, sur ma faim quant au scénario, et très dubitatif quant à la peinture des caractères de Chanel et de Stravinski. 

David Lamaze
Le Cygne de Ravel ~ Le Coeur de l'horloge~Misia Godebska